Narcisse, son reflet et nous : valoriser l'écoute pour échapper au miroir numérique
Comment l’écoute peut sauver nos relations à l’ère des écrans
Dans un premier article sur le mythe de Narcisse, je vous invitais à réfléchir à notre relation avec l’image et le son selon les indices prophétiques que livre celle de Narcisse et d’Écho si on la rapproche du règne des écrans. Pour actualiser le propos, j’ai imaginé une mini-série dramatique qui raconte la relation de Nice et d’Ohé, qui vivent une rupture sans s’en rendre compte. Nice symbolise l’importance de l’image, tandis que la discrète Ohé incarne celle du son. Voici la réflexion que m’inspire cette version contemporaine du mythe de Narcisse.
La dualité vision/audition
Dans l’explosion des communications numériques, l’image domine les échanges. C’est une sorte de rattrapage historique sur le téléphone, qui un siècle plus tôt permettait à la parole de vaincre la distance. Collectivement, nous sommes passés de la voix à l’image, avec un séjour spectaculaire de quelques décennies dans l’espace télévisuel qui convoque également l’image et le son, à sens unique toutefois. Avec l’ordinateur et l’encodage de l’information, qu’elle soit textuelle, visuelle ou sonore, nous accédons à des échanges interactifs, guidés surtout par des signaux visuels, raccourcis instantanés qui se passent de traduction. À preuve, le téléphone devenu portable est davantage un ordinateur à tout faire qu’un outil de communication verbale, au point de faire presque oublier son but premier. Les fabricants rivalisent pour y intégrer la caméra la plus époustouflante, et les logiciels de montage et de traitement de l’image abondent.
Le miroir numérique : comparaison incessante et surexposition
Nous voilà un peu comme Nice, Narcisse actuel, captivé.e.s par notre reflet de poche, ce regard sur nous-mêmes, mais aussi regard des autres tel que le relaient les réseaux sociaux. Ceux-ci stimulent la comparaison et poussent à la surexposition de soi, ce qui en multiplie les effets négatifs, comme on en voit la version extrême dans Black Mirror. L’exposition constante aux vies apparemment parfaites des autres engendre des sentiments d’envie, d’insuffisance et de rivalité (voir l’article sur les comportements toxiques). Cette comparaison, souvent biaisée par la nature même des contenus partagés, alimente une spirale narcissique qui pousse les individus à rechercher une validation toujours plus grande pour compenser leur insécurité. La quête perpétuelle de l’approbation renforce le cycle de dépendance aux écrans. L’attention constante portée à sa propre image et à la réaction des autres induit une perte de contact avec la réalité. Elle suscite une difficulté de connexion authentique aux autres faute de relations significatives. L’attention se focalise sur l’image projetée plutôt que sur l’expérience vécue, dissociant la personne réelle de l’identité numérique.
Les questions concrètes de Mme Perel
La question de l’image pose celle des apparences, si bien que les médias peinent aujourd’hui à maintenir un consensus quant aux faits eux-mêmes. La science est remise en question, et sa querelle plus que millénaire avec les religions prend une nouvelle tournure. Nos relations interpersonnelles n’obéissent plus à des dogmes, mais ne profitent pas encore pleinement du savoir scientifique. Devant le concept fragilisé du couple, la psychologue Esther Perel pose des questions concrètes auxquelles les spécialistes invité.e.s à sa conférence d’avril 2025, Mating in the Metacrisis, souhaitaient répondre :
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Quelle est la connexion véritable de deux êtres au milieu de tant d’isolement et de division?
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Comment affirmer notre capacité d’agir avec vivacité devant un avenir incertain?
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Qu’est-ce qui nous aide à combattre l’usure et la perte de la sociabilité?
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Comment nous entraider quand nous avons tous les mêmes problèmes?
Voici quelques-unes des réponses que j’ai notées, qui correspondent justement à une revalorisation de l’écoute :
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La vraie connexion entre les êtres ne dépend pas d’Internet. Elle relève d’une intuition que nous pouvons convoquer en toutes circonstances.
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Nous pouvons entretenir une vive capacité d’action grâce à de petits gestes de connexion spontanés envers parents, amis, collègues, et même de parfaits étrangers. Cela nous aide à cultiver les réflexes qui permettent de traverser les zones de turbulences.
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Ces réflexes nous permettent aussi de renouer avec des gens qu’on avait perdus de vue, de gérer les conflits, d’être ouverts sur autrui, et d’inviter quelqu’un à une sortie.
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Ensemble, nous pouvons prendre conscience des problèmes et mettre nos ressources en commun pour les résoudre.
Mise en scène de soi ou retour à l’écoute?
Dans les relations personnelles, la fascination qu’exercent les multiples miroirs numériques pousse vers une constante mise en scène de soi, construction d’une identité virtuelle subtilement réglée. Nous partageons des images retouchées, des moments choisis avec soin, qui livrent de nous une version idéalisée. Cette quête de validation externe par les « likes » renforce un sentiment d’auto-importance et entretient un besoin constant d’attention. Faute d’écouter la voix réelle de l’Autre, nous laissons la pauvre Ohé (Écho) s’estomper peu à peu et risquons l’enfermement dans le reflet narcissique. Cette leçon cruelle tient à la structure même des sens : alors que le regard cible un objet à la fois, l’audition interprète plusieurs signaux simultanément et en fait le tri. Pour échapper au miroir numérique, il faut revaloriser l’écoute. Celle-ci favorise la reconnaissance de l’Autre, et même de l’Autre en soi, cette partie de l’être que nous devons à nos parents et à leur collectivité, auxquels nous devons survie et épanouissement.
Si, perdus dans les images des réseaux, nous ne percevons plus que l’écho de notre voix intérieure, il est temps de fermer les yeux et d’écouter la vérité intime qui nous mène vers l’Autre et vers nous-mêmes.
Judith L’Espérance
Psychologue clinicienne depuis plus de 35 ans, je propose Rebondir, un outil d’accompagnement en ligne qui permet de surmonter la rupture et de se reconstruire. J’ai choisi l’audio comme principal mode de communication parce qu’il réunit empathie et authenticité.
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