Narcisse, son reflet et nous

Sommes-nous prisonniers du miroir numérique ?

La plupart d’entre nous connaissons le mythe de Narcisse. D’après la légende grecque, ce personnage si beau tombe amoureux de son reflet et s’y noie.

Le parallèle avec notre époque rivée aux écrans n’exige pas trop d’effort : nous sommes nombreux à contempler ces reflets multiples de nous-mêmes et de nos préoccupations. Cependant, un aspect méconnu du mythe mérite réflexion. Il s’agit de la portée symbolique d’Écho, la nymphe amoureuse de Narcisse, personnage féminin que la tradition a oublié, sauf pour nommer le son réfléchi en certains lieux. Dans deux articles complémentaires, je vous invite à visiter notre relation avec l’image et le son, selon les indices prophétiques que nous livre celle de Narcisse et d’Écho si on la rapproche du règne des écrans. Je m’inspire aussi de la conférence internationale qu’a donnée la psychologue Esther Perel sous le titre « Le couple dans la métacrise » (Mating in the Metacrisis)

Le mythe de Narcisse et la conscience de soi

À la naissance, tout bébé se perçoit comme intégré à sa mère, sans qui il ne vivrait pas. En grandissant, il s’en sépare, ce qui suppose une étape de l’affirmation de soi, une première étape de la formation d’un narcissisme sain (voir l’article sur l’identité). Si pour des raisons quelconques cette phase perdure, elle pose le problème attribué au personnage mythique, incapable d’aimer un autre que lui-même. Pour souligner l’actualité du drame de Narcisse, je vais le livrer comme le résumé d’une mini-série que l’on visionnerait en rafale, Nice et Ohé, la rupture numérique. On y verra que l’image de soi domine la vie sociale. J'ai fait appel à l’imaginaire de ma jeunesse en création théâtrale.

Narcisse et Écho, la rupture ignorée – Nice et Ohé, la rupture numérique

 

Épisode 1. Sur une trame musicale sexy, le générique présente Nice, un jeune homme d’aspect androgyne qui contemple ses multiples reflets dans de nombreux écrans, y compris celui de son téléphone. Son visage prend diverses expressions, souriantes ou boudeuses.

 

On suit le parcours matinal du jeune homme, que les gens saluent par des « Hi, Nice! », « Looking good, Nice! » Employé du réseau social Fount, Nice agit comme influenceur et vante la « fontaine de Jouvence intérieure » où l’on trouve la plénitude pour « se marier à soi-même. » Nice entre dans un café plein de gens penchés sur leur portable. Il en ressort avec un gobelet à paille, se filmant toujours, et se dirige vers un parc où l’attend l’équipe de tournage de Fount, dont les membres l’entourent aussitôt.

 

Parmi eux, mais en retrait, on distingue une femme d’une grande beauté. C’est Ohé, que ses parents ont élevée sur leur voilier quand ils faisaient le tour du monde. Ohé semble la seule à ne pas s’occuper de Nice, mais quelques gros plans de son visage songeur nous font comprendre qu’elle l’aime, peut-être désespérément. L’épisode prend fin sur un regard qu’elle échange avec lui, plein de promesses.

 

Épisode 2, 3 et 4. Au cours des épisodes suivants, on a droit à des aperçus du passé de Nice et d’Ohé, pleins de prises de vue maritimes pour elle et terrestres pour lui, car Nice a grandi dans un village fermier. Il a passé sa jeunesse à rêver d’y échapper et à dresser des plans qui le mènent tous à Hollywood. Des plans touchants nous montrent Ohé séduite par Nice dès leur première rencontre, dont lui ne gardera aucun souvenir.

 

Leurs rencontres deviennent cependant presque intimes, puisqu’ils fréquentent le même milieu, vont aux mêmes fêtes et participent aux mêmes sorties. Ils dansent souvent ensemble avec un abandon qu’elle interprète à sa façon romantique pendant qu’il continue de l’ignorer.

 

L’Épisode 4 se déroule au bord d’un lac et culmine avec un orage soudain au cours duquel Nice entend vaguement l’appel au secours d’Ohé, dont le canot a chaviré. Il hausse les épaules, se met à l’abri et diffuse aussitôt l’épisode orageux sur Fount, laissant Ohé regagner péniblement le rivage sous les éclairs et la pluie battante.

 

Au cours de l’Épisode 5, pour mieux comprendre ce qui fascine tant Nice, Ohé s’inscrit sur Fount. Elle s’aperçoit rapidement qu’elle en maîtrise mal les codes et que sa beauté n’y joue pas en sa faveur, mais persiste assez pour attirer l’attention de Nice. Ce dernier se sert alors de l’apport d’Ohé au réseau pour se mettre en valeur et gravir les échelons de l’organisation. Il en devient la figure de proue et l’un des rares citoyens à entamer des démarches judiciaires pour s’épouser lui-même officiellement, ce qui le distrait de l’objectif d’éterniser l’apparente jeunesse de chacun.e, la mission première de Fount.

 

Dans l’Épisode 6, il se filme 24 heures par jour afin d’éviter qu’un autre influenceur lui fasse concurrence, tandis qu’Ohé renonce à toute relation avec lui. On la verra lutter contre la tempête sur le voilier hérité de ses parents et se perdre en mer sans pouvoir émettre de S.O.S. sur le poste de communication désuet. Nice quant à lui succombera à la « fièvre des écrans », trouble étrange dû au succès de son reflet sur Fount par rapport à son expérience réelle. Quand le générique affiche Nice & Ohé, la rupture ignorée, le mot « fin » est sous-entendu.

 

Une telle série paraîtrait sans doute caricaturale, mais aurait le mérite d’éclairer l’aspect tragique de l’omniprésence des écrans et de contribuer au débat social qui s’impose sur leur place dans notre vie.

 

On verra dans un prochain article la réflexion que propose Mme Perel sur les relations affectives à l’ère numérique, et je vous livrerai quelques constats quant à notre relation déséquilibrée à l’image et au son.

À suivre dans Narcisse, son reflet et nous - Valoriser l’écoute pour échapper au miroir numérique (Article 2)